samedi 9 mai 2009

Liberté, liberté chérie

Dans la peau des immigrés

En début de matinée, Caroline me dépose côté New Jersey sur les bords de l’Hudson. Je dois y prendre un ferry qui me conduira à Ellis Island, puis la statue de la Liberté. En basse saison, je devrais être plutôt tranquille, surtout au départ de Jersey City. Rendez-vous est pris pour le milieu d’après-midi avec Caro dans Manhattan. Rapide passage par la billetterie. J’ai un peu de temps avant le départ du prochain bateau pour errer dans l’ancienne gare. Je fais le trajet inverse que celui emprunté par les milliers d’immigrés passés par ici jusqu’en 1954 et pour qui Jersey City rimait avec LIBERTY. Un pied sur ce quai signifiait qu’ils étaient acceptés sur le sol américain. Ellis Island était derrière eux. Face à moi derrière une grille verte et une quinzaine de voies à l’abandon. La végétation a pris possession des lieux. Les rames et l’architecture de l’édifice sont rongées par le temps. A l’entrée des voies, des panneaux avec les destinations sont encore accrochés. Endroit volontairement mystique. Je replonge dans mes cours d’anglais du collège. Ellis Island m’avait beaucoup marquée. Le courage de ces hommes et de ces femmes. Le refus d’un quotidien miséreux. La tentation de l’aventure d’une vie. La recherche du bonheur.


L’annonce de l’embarquement me tire de mes souvenirs. « To ferries ». La traversée ne dure qu’une petite quinzaine de minutes, suffisant pour que le froid transperce mes épaisseurs de fringues. La couche de nuages est trop compacte. Difficile pour le soleil de la perforer. Tant qu’il ne pleut pas ! Un petit groupe d’étudiants chinois se mitraille dans tous les sens. La skyline en arrière plan. Impressionnante, vue du raz de l’eau. On pourrait quasiment toucher la presqu’île. Manhattan semble si proche. La statue de la Liberté apparaît à son tour. Re-séance de mitraillage. Mais le bateau se détourne rapidement du cap de la Dame de fer pour s’amarrer à un petit carré de béton. Des bâtiments rouge brique s’y étalent. Voilà Ellis Island. La bannière étoilée plantée devant. Et l’on débarque pour un autre voyage, à travers le temps cette fois-ci. Dans la peau des immigrés.


Le lieu n’est plus utilisé depuis plus de cinquante ans, mais l’on sent encore la présence des petites gens passées par-là. Dans l’entrée du musée, une pile de valises. Ce sont les leurs. De-ci, de-là, des téléphones. Etrange. Si l’on décroche, des voix aux accents du monde entiers racontent. Ce sont les leurs. Poignant. Plus loin, au rez-de-chaussée toujours, des modules mettent en sculpture les statistiques. Pays d’origine, couleur, sexe, âge, etc. Tout est disséqué jusqu’au moindre de détail. Rationaliser le rêve américain. Déroutant.



Je quitte cette pièce aseptisée et pénètre dans un immense hall, the Registry Room, là où tout démarrait pour les chercheurs de liberté. Certains jours, plus de cinq mille immigrants demandaient l’asile. Après leur enregistrement, ils étaient emmenés un par un dans différentes salles où ils subissaient des examens d’abord médicaux et psychologiques.

« La fonction première d’Ellis Island était d’identifier ceux considérés comme indésirables par les lois sur l’immigration – malades incurables, pauvres, handicapés, criminels, etc. Pour la grande majorité des immigrants, Ellis Island signifiait trois à cinq heures d’attente pour un examen médical et légal avant l’admission. Pour d’autres, elle représentait une attente plus longue avec des examens approfondis et une audition devant des représentant s de la loi. Malheureusement pour 2% d’entre eux, cela se concluait par une exclusion et un retour dans leur pays d’origine ».
« Ile des espoirs. Ile des larmes. (…) 2% peut sembler insignifiant. Mais parfois cela représentait plus de mille exclusions par mois ».


Je traverse ces pièces une à une, comme l’ont fait douze millions d’individus avant moi. La force de ce lieu, restauré dans les années quatre vingt et transformé en musée, ce sont ses citations, ses témoignages. Ce sont eux, les immigrés, qui racontent.

« Ma sœur avait vérues sur le dos de sa main et c’était très suspicieux… Ils ont inscrit un X à la craie sur son manteau. Elle devait être reconduite dehors. Les « X » étaient raccompagnés à l’extérieur pour décider s’ils devaient être réexaminés ou déportés. Nous n’aurions pas pu la laisser seule, s’ils décidaient de déporter ma sœur. Où serait-elle allée s’ils la déportaient ? Un gentil monsieur, je ne sais pas qui il était… a dit à ma sœur de retourner son manteau. Elle avait un joli manteau peluché avec des coutures en soie. Et ils ont retourné son manteau ».
Victoria Sarfatti Fernandez, immigrée Juive Macédonienne arrivée en 1916.
Interviewée en 1985.
« Il arrivait quelque fois que les interprètes, certains d’entre eux, soient très touchés par ces gens et détestent voir des personnes déportées. Ils auraient, parfois, aidés les étrangers en interprétant d’une manière très avantageuse pour l’étranger mais pas pour le Gouvernement ».
Edward Ferro, interprète à Ellis Island arrivé 1910 à 1922.
Interviewé en 1968.
« Ils nous posaient des questions. Combien font deux plus un ? Combien font deux plus deux ? Mais quand la jeune fille suivante est arrivée, elle venait de la même ville que nous, ils lui ont demandé : Comment laves-tu les escaliers, depuis le haut ou depuis le bas ? Elle a répondu : Je ne suis pas venue aux Etats-Unis pour laver des escaliers ».
Pauline Notkoff, immigrée Juive Polonaise de 1917.
Interviewée en
1985.
« $25 ? Je ne les avais pas. Je lui ai dit que je les avais, mais je ne les avais pas. Je les avais déjà dépensés. Je n’avais pas un centime dans ma poche quand j’ai débarqué de ce bateau. Ils n’ont pas vérifié. Il a simplement dit quelque chose comme : avez-vous $25 ? Alors j’ai répondu que oui, et c’est tout. Je n’avais rien. C’est la seule chose que j’ai réussi à leur cacher ».
Charles T. Anderson. Un immigré suédois arrivé en 1925.
Interviewé en 1985.
« De nombreux proches recevaient un télégramme annonçant l’arrivée du bateau de neuf heures le matin… Ils devaient se rendre dans la salle d’attente, s’asseoir et calmement attendre qu’un interprète appelle leur nom. Beaucoup de ces personnes n’avaient pas vu depuis plusieurs années ces gens qu’elles retrouvaient. L'attente était insupportable tellement elles voulaient retrouver leurs proches. Si un ordre le plus parfait n’avait pas été maintenu, il aurait été absolument impossible de contrôler la foule… Il y avait tellement de retrouvailles heureuses que les officiels ont appelé cet endroit the Kissing Gate (la porte du baiser, la porte des embrassades) ».
Maud Mosher, matron à Ellis Island, 1904 à 1907.
Tiré d’un écrit « Ellis Island as the Matron Sees It », 1910.
« J’ai vu un homme s’avancer et il était beau. Je ne savais pas que c’était mon père… Plus tard j’ai réalisé qu’il me rappelait vraiment quelque chose. Il me ressemblait tellement… Mais c’était la première fois que je le rencontrais. Et je me suis prise d’amour pour lui. Et lui pour moi ».
Katherine Beychok, immigrée Juive Russe de 1910.
Interviewé
e en 1985.



Dehors, un nouveau bateau vient d’accoster. Un groupe immense d’écoliers juifs débarque. Coïncidence qui me fait sourire. Les juifs passés par Ellis Island se comptent par millions. Pas de demandes d’immigration pour ces jeunes aujourd’hui. Leurs ancêtres ont déjà fait le boulot. Juste un rappel de l’Histoire. Pour boucler la boucle.


A quelques centaines de mètres sur un autre îlot, la Femme Verte brandie toujours aussi fièrement sa torche. Comme un symbole, elle garde un œil sur Ellis Island, la porte vers l’Amérique. Miss New York m’y emmène. Plus touristique, tu meurs, mais comment éviter leur « Tour Eiffel » à eux et comment rester insensible face à la prouesse sculpturale ? Et puis, je me devais de l’approcher. Mon premier appartement à Paris était situé dans l’immeuble où ont été conçus les plans de la statue. De près, sur pied et en vrai, elle est belle. Oui.


Freedom Tower

Après une matinée à découvrir deux symboles restaurés du passé américain, il me faut rejoindre la terre ferme côté Manhattan. J’y retrouve Caroline et l’on se dirige vers un autre symbole. Celui-ci a disparu un matin de septembre 2001. Aujourd’hui, il se fait appeler Ground Zero et se cache encore du public. Sa forme nouvelle, la Freedom Tower, ne sera pas dévoilée avant 2013. On peut tout de même apercevoir les grues qui travaillent sans relâche. Une question d’honneur. A l’entrée du site, cachée le long d’un mur, la fameuse croix de fer. Sans Caroline, je ne l’aurais peut-être pas remarquée. Emblème du « renaître de ces cendres ». La caserne des pompiers est sur ses gardes. Au total, 343 hommes du feu ont disparu dans les attentats. D’habitude le rideau est baissé pour éviter les assauts des touristes. Là, il est levé. Pour quelques secondes. Sur le côté du bâtiment, une longue plaque rappelle les noms de ceux qui ont disparu alors qu’ils tentaient de sauver des vies. Huit ans après, les fleurs n’ont pas encore fané.


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